Organisé par le CRIMIC

La Musique classique algérienne dite arabo-andalouse est l’héritière de la Musique arabe, elle-même synthèse des vieilles civilisations orientales. S’il est admis en effet, que l’échelle musicale fut empruntée aux Grecs essentiellement, les modes conservent encore leur appellation persane : Seh-gah (Sika), Tchahar-Gah (Djarka)… les rythmes quant à eux ont gardé leur origine arabe : Ramal, darj…

L’Islam, en tant que catalyseur, a permis le développement, à l’instar des sciences, d’un Art qui devait rayonner sur l’ensemble du monde arabo-musulman. En Occident, c’est à cette figure quasi-mythique que représente Ziryab que nous devons son implantation.

Au contact du Maghreb et de l’Andalousie, cette musique va suivre une évolution propre et s’affranchir de celle de l’école classique orientale. Elle donnera naissance à un système, celui des 24 Noubates (pl. Nouba) qui alliera les règles théoriques aux influences cosmogoniques et aux symbolismes métaphysiques.
Déposée sur les rivages méridionaux de la Méditerranée après la Chute de Grenade en 1492, dernier bastion arabe sur la péninsule ibérique, cette tradition musicale va trouver refuge dans les grandes cités du Maghreb : Fès, Tlemcen, Alger, Constantine, Tunis…, autant d’écrins qui vont garder jalousement l’Art d’une civilisation prestigieuse.

Essentiellement mélodique et modale la Musique classique algérienne dite arabo-andalouse se maintien grâce à une tradition orale dans laquelle mélisme, et autres ornementations, restent difficiles à symboliser par le système de notation emprunté à l’Occident. Cette tradition est représentée en Algérie par trois écoles : celle de Tlemcen ou ghernati se revendique de Grenade, celle d’Alger ou çanâa de tradition cordouane, enfin à Séville se rattache le Malouf de Constantine.
Au delà de ce rapprochement avec les villes de l’Andalousie, les différences sensibles que l’on y décèle restent plutôt liées aux influences locales qu’à une différenciation originelle. Dans les trois écoles cette pratique est représentée par la Nouba que nous pouvons traduire par suite ; celle-ci correspond à une composition instrumentale et vocale qui se déroule selon un ordre établi et des règles rythmiques et modales bien déterminées. Chaque Nouba est construite sur un mode (Tab’) (tempérament, éthos) précis duquel elle tire son nom.

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Affiche
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Programme

INTRODUCTION à la Table Ronde

Sadi Lakhdari- Professeur à l’Université de Paris-Sorbonne (Paris-IV) – Directeur du CRIMIC

« Tout ce qui promeut le développement culturel œuvre du même coup contre la guerre ». C’est ainsi que Freud conclut la lettre qu’il adresse en 1932 à Einstein. La SDN, ancêtre de notre ONU, avait incité les grands intellectuels à servir la cause de la paix au moment où se profilait clairement la deuxième guerre mondiale avec la montée du nazisme. Pour Freud, tout être vivant est travaillé par la pulsion de mort qui aurait tendance à désagréger, séparer, détruire pour faire revenir le vivant à un état d’équilibre exempt de tension, un état inorganique où règne le silence mortel. Seule la pulsion de vie qui unit, rapproche, créé peut s’y opposer en liant les effets destructeurs de la pulsion de mort. Les individus extériorisent leur agressivité pour se protéger des forces autodestructrices qui les rongent. Mais ils peuvent aussi procéder de façon plus élaborée en sublimant ces pulsions dans des productions culturelles, intellectuelles ou artistiques. Reprenant la catharsis aristotélicienne, la purgation des âmes par les représentations symboliques et imaginaires, Freud explique comment ces productions procurent un plaisir d’origine obscure et permet à ceux qui en sont capables de surmonter leurs conflits internes.

Depuis l’Antiquité, on considère que la musique a le pouvoir de dompter les pulsions destructrices de l’homme, ce qui est symbolisé par le mythe d’Orphée. Grâce au son mélodieux de sa lyre et de son chant Orphée soumet les bêtes féroces qu’il apaise, ce qui est une représentation claire de ce processus. Au Moyen-Âge, elle était considérée comme le plus noble des arts, car le plus abstrait et le plus élevé. L’homme partage ainsi avec les oiseaux le privilège de s’élever dans les airs et de rejoindre la divinité en se fondant dans une harmonie universelle. Ce thème est repris sous la Renaissance avec les théorie néo-pythagoriciennes de l’harmonie des sphères célestes qui a inspiré un des plus beau poèmes de la Renaissance espagnole, l’Ode à Salinas de Fray Luis de León.

El aire se serena
Y viste de hermosura y luz no usada, Salinas, cuando suena la música estremada, por vuestra sabia mano gobernada.
A cuyo son divino
El alma, que en olvido está sumida, torna a cobrar el tino
Y memoria perdida
De su origen primera esclarecida.

Ces premiers vers nous invitent à réfléchir sur le pouvoir divin de la musique. La science musicale permet à l’âme de retrouver ses origines perdues en atteignant l’équilibre dans l’harmonie universelle.

Dans le cas qui nous intéresse aujourd’hui, celui de la musique arabo-andalouse, il y a cet aspect spirituel fondamental. Mais nous avons affaire aussi à un phénomène exceptionnel à d’autres égards. Cette musique représente un patrimoine commun des Algériens, et ce de plus en plus, se diffusant dans des régions qui l’ignoraient jusqu’à présent comme nous le verrons sûrement tout à l’heure. Elle s’est transmise depuis le Moyen-Âge à nos jours et nous avons l’honneur d’accueillir ici plusieurs de leurs plus éminents représentants, dont Saad Eddine El Andalousi qui a eu l’idée de faire venir son maître pour lui rendre un hommage mérité..

Les communautés, les nations, comme les individus peuvent maintenir leur cohésion par la violence à l’égard des autres pour se préserver. Elles peuvent aussi créer des liens affectifs par le biais de l’identification à un héros, un idéal, un patrimoine commun etc. On connaît l’importance de l’opéra verdien dans la constitution de l’unité italienne ou de Wagner dans le cas du nationalisme allemand. La musique arabo-andalouse joue un peu le même rôle pour l’Algérie. Elle semble être un des facteurs d’union d’une jeune nation en quête de ses origines et cherchant à se définir. Mais elle a une particularité qui doit retenir notre attention et qui apparaît dès qu’on la nomme. Alors que les traits identitaires sont en général exclusifs d’un groupe et proclament leur supériorité par rapport aux autres, ce qui est à l’origine de futurs conflits, elle annonce d’emblée qu’elle est le résultat d’une synthèse entre l’Orient et l’Occident, elle établit un lien entre l’Afrique et l’Europe. L’identité qu’elle sous-tend est donc plurielle. Freud disait que l’on pouvait à la fois aimer les brumes des forêts germaniques, le romantisme allemand, et le soleil de la méditerranée lié au classicisme apollinien, que les identifications plurielles étaient facteur d’enrichissement. Originaire d’Orient, utilisant les modes grecs antiques, développée avec éclat en Andalousie au Moyen-Age, cette musique s’est ensuite épanouie au Maghreb qui a recueilli ce précieux héritage après 1492, date de la prise du dernier royaume arabe d’Espagne, celui de Grenade. Elle est représentative d’un pays qui a toujours été, comme la France d’ailleurs, au carrefour de multiples influences depuis l’Antiquité. Elle est représentative de ce qui unit, alliant la parole, le chant, la musique instrumentale et la danse parfois, expressions pures de la pulsion de vie.

Cet art et ceux qui le cultivent sont un modèle parce qu’ils sont le résultat d’une ancienne tradition culturelle qui unit au lieu de diviser, qui jette un pont comme je l’ai dit entre les continents et les civilisations. Elle est un des symboles du rôle de passeur culturel joué par les Arabes vers les 9e et 11e siècles qui a permis la sauvegarde et l’enrichissement d’une grande partie du legs de l’Antiquité gréco-latine, à l’origine du développement des arts des sciences modernes et contemporaines. Ce motif de fierté pour les maghrébins et les enfants d’immigrés renforce une identité nationale mais aussi supranationale. On ne peut se construire sur l’oubli des origines au niveau individuel, même si en général au niveau national il en va autrement comme le disait Renan dans son discours sur la Nation. Toute nation disait-il se construit sur l’oubli de ses origines et ce fut le cas de la France qui vit se répandre a partir de la fin du XVIIIe siècle le mythe de l’origine gauloise de la France.

Il est sain d’intégrer sa tradition, même si c’est pour la dépasser ensuite, surtout lorsqu’il s’agit d’une tradition qui repose sur une large synthèse, génératrice d’union et de tolérance. Je dirai même que c’est un devoir vital, car les identifications plurielles sont le seul rempart contre des conflits, voire des éclatement dramatiques qui nous menacent maintenant comme autrefois. Ignorer les origines multiples de l’Algérie revient à dénier la réalité, réalité qui ne peut que s’imposer sous une forme ou sous une autre, et en général sous une forme conflictuelle et destructrice.

Ce concert-conférence organisé en hommage à Sid Ahmed Serri, dernier d’une lignée de grands maîtres qui ont consacré leur vie à l’enrichissement et à l’enseignement de l’héritage qu’ils avaient reçu de leurs propres maîtres, pourraient être un prologue, je l’espère, à de nouvelles manifestations du même type. Il pourrait aussi préluder à des travaux de recherche sur les rapports respectifs de l’Espagne, plus particulièrement de l’Andalousie, et du monde arabe, ce qui devrait contribuer à mieux se connaître pour mieux vivre ensemble, dans une harmonie sinon parfaite, comme celle qu’évoque Fray Luis de León, du moins relative et ce serait déjà beaucoup.

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