LECTURES LISPECTORIENNES ENTRE EUROPE ET AMÉRIQUES
« Género não me pega mais »
Ce colloque organisé par Maria Graciete Besse (CRIMIC) et Nadia Setti (Paris 8), avec l’appui de l’Institut Emilie du Chatelêt, se propose de réunir écrivaines, lectrices et lecteurs critiques qui partagent l’amour pour l’œuvre de l’écrivaine brésilienne Clarice Lispector, depuis les différents bords, approches et moments entre Europe et Amériques.
Bien qu’au Brésil la renommée de l’écrivaine ait commencé déjà de son vivant et ait suscité des lectures de grande envergure critique et biographique (celles de Benedito Nunes et Nadia Battella Gotlib notamment), on a dû attendre jusqu’aux années 80 pour pouvoir lire l’intégralité de son œuvre en traduction française. En effet, depuis les années 80 l’œuvre de Lispector a connu un essor important grâce à des lectures et essais contemporains des traductions françaises publiées aux Éditions des femmes. C’est dans cette perspective qu’on doit relever l’activité critique et poétique de l’écrivaine Hélène Cixous (L’Heure de Clarice Lispector en 1986, « L’approche de Clarice Lispector » en 1979 et « Voir à ne pas savoir » en 1996), qui a permis en France de développer une approche critique de l’œuvre de Lispector dans le sillage des grandes écritures de la modernité littéraire et philosophique – Kafka, Rilke, Heidegger, Derrida. En 2005, « Faire voir le jamaisvu », le dernier texte que Hélène Cixous consacre à Lispector articule la question des rapports entre l’écriture littéraire et l’écriture artistique, prolongeant ainsi les développements sur la représentation et la mimesis, entre la peinture et la parole, qui sont au cœur de l’œuvre de Lispector.
C’est dans le but de poursuivre la réflexion sur l’écriture lispectorienne à partir des grandes questions critiques du XXème siècle que nous proposons de soulever la problématique des genres à la croisée du genre littéraire et de la pensée de la différence sexuelle. Ce sera l’une des phrases les plus emblématiques de la poétique d’Agua viva, « gênero não me pega mais » – « le genre ne m’attrape plus » –, celle qui nous donnera le point de départ pour interroger la prégnance de cette œuvre au croisement de disciplines et épistémologies diverses – critique littéraire et philosophie, biographie et correspondance, représentation picturale et imitation –, en insistant dans l’approche critique et les grandes questions sur la subjectivité postmoderne posées par les études de genre (de la pensée de la différence de Luisa Muraro à la pensée de la vulnérabilité chez Judith Butler, devenir-femme et matérialisme corporel de Rosi Braidotti).
Dans ce sens, ce colloque international portera une attention particulière aux passages entre l’écriture littéraire, la biographie et la vaste correspondance de l’écrivain, qui nous permettront d’éclairer le rôle de l’expérience des frontières et de la politique européenne des années 30 et 40 dans son écriture de création. Étant donné que la biographie de Lispector est marquée par une première traversée entre l’Europe et le Brésil (émigration des parents de la Russie à Recife), et suivie de nombreux voyages et séjours à l’étranger avec le mari diplomate, on peut considérer qu’elle a vécu en exil pendant les années de vie passés à Naples, Berne, Torquai, Washington. Ici, nous serons amenés à interroger son rapport à la langue portugaise et à sa culture qu’elle définit comme profondément brésilienne, bien qu’ancrée dans une expérience de l’étrangeté. Qu’en est-il de cette écriture ailleurs, hors du pays et de son rapport aux grands événements politiques de l’Histoire mondiale de ces années ? Cette question a souvent été posée pour les auteurs de la modernité mais il faut peut-être la reposer pour Clarice Lispector.
Ces différentes collocations de l’œuvre de Lispector font apparaître à la fois l’étendue et la puissance d’une écriture mais aussi son « originalité », à savoir sa non-collocation. Ce qui nous reconduit au thème général du colloque « le genre ne m’attrape plus » : comment cette écriture peut être à la fois au cœur des pensées et écritures de la modernité et même de la post-modernité et en même temps se maintenir « près de la pensée-sentir sauvage » ?