Pratiques du commun (2024-2028)

            La réflexion sur les « pratiques du commun » suppose, d’une part, une réflexion sur ce que « commun » veut dire tandis que, d’autre part, il nous invite à le faire à partir d’une praxis. Le commun dont il s’agit ici n’est pas un ensemble homogène où tout est (à l’) identique. Au contraire, il s’agit d’une relation à l’altérité et au dissensus, soit-elle entre humains ou entre des humains, des plantes, des animaux, des objets. C’est donc la raison pour laquelle il n’y a pas pour nous de commun prédéterminé – sauf dans des situations autoritaires, dictatoriales – mais des pratiques hétérogènes et circonstancielles du (bien) commun qui lient et délient pour à nouveau relier. Dans leur livre Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle (2014), Pierre Dardot et Christian Laval nous invitent à penser le commun en l’associant à un agir performatif collectif : « [a]ucune chose n’est en soi ou par nature commune, seules les pratiques collectives décident ultimement du caractère commun d’une chose ou d’un ensemble de choses ». En ce sens, le commun serait un faire commun, le produit d’une « praxis instituante » : le mot « instituant » renvoyant ici à une dimension créative, une inventivité, à l’ordre de la non-répétition, aux affects, à une institution ouverte sur son histoire et donc sur son à-venir. 

            Les « pratiques du commun » seront travaillées à partir de plusieurs lignes thématiques (non-exhaustives) qui constitueront une base d’appropriation pour nos différentes approches disciplinaires : écologie/environnement/paysage ; genre/travail ; discriminations/raciales/sexuelles/handicap ; espaces/géographies/territoires ; temporalités/enjeux mémoriels/utopies ; images/écritures/archivage/expositions.

            Dans le domaine de la création culturelle (littérature, arts visuels…), cette question engage d’une part ce qui peut être commun entre les œuvres (références, intertextualités, répétitions de divers ordres, de la répétition de formes à des répétitions langagières…), mais aussi ce qui les inscrit dans une communauté (mouvement, école, filiation…) ; leurs circulations dans leur double statut, en tant qu’elles sont à la fois des biens culturels (enjeux socio-économiques, droits d’auteur et droit moral…) et des objets en attente/en demande d’appropriation (interprétations, études de réception, traduction, intermédialité…).

            Il s’agira également de contribuer à une réflexion commune du CRIMIC sur les fondements épistémologiques qui sous-tendent la notion de « commun », qu’on peut opposer à celle d’« universel » : d’un côté un concept unificateur et englobant, ambitieux sinon surplombant, de l’autre une approche partant du terrain, une construction en devenir ouvert au dialogue des diversités.

            Dans la perspective de l’ouverture du futur Institut ibéro-américain (rue Gay-Lussac), cette approche permettra également une réflexion plus spécifique sur un possible « commun ibéro-américain ». Au-delà d’une réflexion sur le concept même de « communauté ibéro-américaine » et d’ibéro-américanité, projet diplomatique renvoyant aussi à des réseaux d’échanges, de convergences, etc., il s’agira de développer une approche critique afin de penser les postulats sur lesquels repose cette communauté, de l’interroger sous l’angle des communs, mais aussi de réfléchir à une histoire environnementale ibéro-américaine où la défense d’un patrimoine commun a été souvent lié à la dénonciation du progrès industriel et des intérêts des grandes puissances ou des multinationales dans le continent.

La thématique se déclinera de la façon suivante au sein des cinq axes :

> L’axe Arts visuels mènera une réflexion qui se déclinera entre une étude conceptuelle axée sur la dialectique du « visible/invisible », « voilé/dévoilé » et une analyse du processus créatif incluant tous ses acteurs et actrices, en particulier celles et ceux souvent invisibilisés dans le processus de création, ainsi que des instruments économiques d’exposition, des productions et co-productions. Les axes prioritaires sont les suivants : 1. Les étapes et les acteurs/actrices du processus créatif ; 2. Espaces et territoires ; 3. Image et intersectionnalité (genre, classe et race).

> L’axe Études catalanes conduira des travaux autour de : 1. la langue : histoires de la langue catalane, norme et pluricentrisme linguistique, diglossie, communautés linguistiques) ; 2. les traductions ; 3. les pratiques politiques, artistiques et culturelles ; 4. les pratiques écologiques dans la littérature et dans les arts.

> L’axe Études lusophones embrasse des aires géographiques qui résultent de processus historiques de colonisation et d’autonomisation fortement différenciés. L’une des logiques à l’œuvre dans la colonisation a sans doute visé à produire du même, sinon du commun, tout en rejetant hors de ses « frontières » mentales (dans le « sauvage », le « barbare », le « sous-développé ») ce qu’elle ne parvenait pas à absorber et uniformiser. Les mondes lusophones en sont jusqu’à un certain point la résultante, avec toutes les tensions que les temps coloniaux ont suscitées et suscitent encore. Dans cette perspective, il est à nouveau utile d’explorer ces cultures dans ce qui les relie et ce qui les distingue. Quel sens donner à la notion de lusophonie, enjeu politique explosif ? Au sein des nations, il convient aussi de s’interroger sur le travail du commun, voire de l’« identité », mais aussi de la dissension, de l’expression des hétérogénéités et des disparités, qui se traduisent notamment en inégalités sociales et autres. Enfin une place toute particulière est à considérer pour les « communautés » ethniques : la « question » amérindienne soulève ainsi de sérieux conflits de paradigmes, à commencer par la notion même de nation. Dans le fil des études de genre qui est une des lignes de recherche au sein de EL, il s’agit de penser autant le commun de l’« espèce humaine » que les différences produites socio-culturellement (discriminations, effacement, invisibilisation…), autrement dit les limites et la mise à l’épreuve de ce « commun », éventuellement pensé comme horizon.

> L’axe IBERHIS « Histoire et cultures des mondes ibéro-américains » interrogera précisément ce qui fait « communauté ». La configuration (conflictuelle) d’un nouveau commun au début du XIXe siècle, avec le passage d’une conception corporative de la société (croyance en la primauté de la communauté sur le sujet) à la conception libérale d’un citoyen de droit individualisé et relié à un ensemble social par des institutions représentatives. Cette trajectoire culturelle, sociale et institutionnelle a été, dans les espaces issus des Monarchies catholiques ibériques, jalonnée de résistances, de contestations, d’impositions et de négociations. Aborder la problématique de la construction et trajectoire de ce qui fait « communauté » dans les sociétés ibéro-américaines et ibéro-africaines, à l’ère du libéralisme puis à l’ère des sociétés de masses (à partir de la fin du XIXe s.) serait un terrain fertile de réflexion.
Cette question sera notamment abordée à travers les politiques mémorielles comme constructions et pratiques du commun. Cette thématique sera travaillée avec l’objectif de : penser les célébrations scolaires et civiques (par exemple dans le contexte des bicentenaires latino-américains) et d’autres commémorations (révolution cubaine dans les Caraïbes) comme des pratiques du commun construisant et imposant (de façon violente ou non) des représentations et identités collectives ; penser les politiques symboliques qui permettent une réécriture de l’histoire à partir de mémoires immédiates ; mener une réflexion sur l’histoire diplomatique liée à ces politiques mémorielles, aux réceptions et aux participations étrangères à ces commémorations ; travailler aussi les expériences nationales de dialogues politiques sur ces questions ; penser la construction du commun et ses limites (désaccords, débats, polémiques) notamment autour des questions de mémoire et de leurs représentations, en travaillant les polarisations et/ou les divisions non seulement entre militants et négationnistes mais aussi au sein des groupes impliqués, des associations mémorielles, etc.

> L’axe LALE « Littératures d’Amérique latine et d’Espagne » insèrera sa réflexion sur les pratiques du commun à partir de son travail sur les notions de traductions et transferts, et invitera à cet effet de jeunes auteurs, romanciers et poètes, espagnols et latino-américains, pour cerner au mieux les nouvelles pratiques du langage dans la cité, comme le fait le séminaire Euraca, par exemple, à Madrid (projet de prise de contact). Cette réflexion pourra notamment se décliner selon quatre axes : 1. la pratique de la traduction et la traductologie ; 2. la pratique de la lecture : la théorie de la lecture développée depuis l’école de Constance a imprégné les travaux universitaires jusqu’à faire du lecteur un co-créateur des sens du texte. Le pôle de la réception est une pratique du commun ; 3. la pratique de l’écriture : poursuite des entretiens que nous réalisons avec les écrivains au sein de LALE. Le pôle de la production est ainsi également une pratique du commun, par le langage (pratique du commun s’il en est) mais aussi par ce qu’il en dit lui-même à travers le texte ; 4. une autre ligne de réflexion pourrait se centrer sur l’analyse des pratiques sociales informelles qui entourent le travail de création littéraire (pratiques de sociabilité, réseaux d’amitiés littéraires, notamment), de façon à rendre visibles les « pratiques du commun » de la littérature, articulées autour des multiples figures de médiateurs culturels (éditeurs, critiques, journalistes, traducteurs ou libraires) qui contribuent à ce qu’il s’agirait d’envisager comme le travail social de la production culturelle.

            Face aux défis contemporains d’un monde qui nous pousse à trouver de manière innovante des modes d’entente et de partage, la thématique « pratiques du commun » constitue aussi un enjeu pour l’université et celles et ceux qui en font partie, étudiant.e.s, doctorant.e.s et chercheur.euse.s, un thème fédérateur comme point de départ et un objet permettant de se réinventer comme point d’arrivée.